Nitrite, charcuterie, cancer et biais statistiques

Händel, M.N., Rohde, J.F., Jacobsen, R., Nielsen, S.M., Christensen, R., Alexander, D.D., Frederiksen, P. and Heitmann, B.L. (2020) Processed meat intake and incidence of colorectal cancer: a systematic review and meta-analysis of prospective observational studies. European Journal of Clinical Nutrition doi.1038/s41430-020-0576-9

 

(voir l'abstract ici)


Chacun le constate, on assiste actuellement, en France, à une campagne anti-nitrite dans la charcuterie.


En 2015, le Centre International de Recherche sur le Cancer [CIRC] a émis un avis sur le lien susceptible d’exister entre la consommation des viandes, rouges ou transformées (avec ajout de nitrite) et le cancer, notamment colorectal. Il conclut que la viande rouge est possiblement cancérogène (groupe 2A) et la viande transformée avec ajout de nitrite certainement cancérogène (groupe 1).


Le 13 septembre 2016, la journaliste Elise Lucet s’en fait l’écho dans une émission télévisée de grande audience: «Cash Investigation» (France 2).


En septembre 2017, un ouvrage paraît, allant dans ce sens, aux éditions La Découverte: «G. Coudray. Cochonneries – Comment la charcuterie est devenue un poison».


Le 15 octobre 2019, un député français défend un amendement visant à taxer les viandes transformées avec ajout de nitrite. L’amendement n’est pas retenu.


Fin novembre 2019, une coalition d’associations regroupant Yuca, Foodwatch et la Ligue nationale contre le cancer lance une pétition en ligne. Elle recueille plus de 170000 signatures


Au début du mois de février 2020, les maires et candidats aux élections municipales reçoivent un appel les incitant à signer un pacte intitulé «Ma cantine sans nitrite». Quelques députés créent une mission d’information parlementaire sur les «sels nitrités dans l’industrie agroalimentaire».


On le voit, une machine politico-médiatique est lancée.


En février 2020, un article multicentrique [Parker Institute, Frederiksberg, Danemark; Université de Copenhague, Danemark; Université de Sydney, Australie; EpidStat Institute, Ann Arbor, Michigan, USA] aborde à nouveau la question, et le fait sous un angle statistique.


Son but est d’évaluer:

- 1) l’importance du lien susceptible d’exister entre la consommation de viande transformée avec ajout de nitrite et le risque d’apparition du cancer colorectal,


- 2) et la fiabilité des associations éventuellement trouvées [The objective was […] to investigate the reliability of associations by evaluating patterns of risk by study population characteristics and research quality parameters].


Leur méta-analyse leur permet ainsi de recueillir 29 études prospectives de cohorte avec appréciation du risque relatif d’apparition du cancer colorectal en fonction de l’importance de l’apport en viande transformée.


Le risque du biais statistique est évalué scientifiquement à partir d’un outil statistique, le «Risk Of Bias In Non-randomized Studies-of Interventions» ou ROBINS-I.


Lorsque, dans ces 29 études, sont comparées les fortes aux faibles consommations de viandes transformées avec ajout de nitrite, les risques relatifs d’apparition des cancers colorectal, colique et rectal sont respectivement évalués à 1.13, 1.19 et 1.21 [The summary relative risks for high versus low processed meat consumption and risk of colorectal, colon, and rectal cancer were 1.13 (95 % CI: 1.01, 1.26), 1.19 (95 % CI: 1.09, 1.31), and 1.21 (95 % CI: 0.98, 1.49), respectively].


Ceci étant, les auteurs font d’abord remarquer qu’il existe un biais d’hétérogénéité [Heterogeneity across studies was detected in most analytical models].


Ils considèrent ensuite que, pour l’ensemble,

- 2 des 29 études sont l’objet d’un risque de biais statistique modéré,

- 25 des 29 études sont l’objet d’un risque de biais statistique sérieux,

- et 2 des 29 sont l’objet d’un risque de biais statistique «critique»

[The overall judgment showed that two out of 29 studies had a moderate risk of bias, 25 had a serious risk fo bias, and 2 had a critical risk of bias].


Les biais le plus souvent considérés comme «critiques» sont:

- des biais dus à des risques de confusion,

- des biais dues à des données manquantes,

- et des biais dus à une notification sélective des résultats.

[The bias domains most often rated critical were bias due to risk of confounding, bias due to missing data, and selective outcome reporting bias].


En conclusion, si, selon les auteurs, la méta-analyse à laquelle ils ont procédé met en évidence une association modeste entre la consommation de viande transformée avec ajout de nitrite et le risque d’apparition du cancer colorectal, une telle association ne peut être interprétée qu’avec prudence, car les études passées en revue étaient l’objet de risques de biais statistiques sérieux ou «critiques» [Although this meta-anaysis indicates a modest association between processed meat intake and an increased risk of colorectal cancer, our assessment of internal valididty warrants a cautions interpretation of these results, as most of the included studies were judged to have serious or critical risks of bias].


Commentaire du blog


La parole est maintenant aux statisticiens.


1) Dans cette étude de M.N. Händel et coll., on notera que les données épidémiologiques sont passées au crible d’un outil statistique des plus adaptés, le «ROBINS-I tool».


2) Membre de l’EpidStat Institute [Ann Arbor, Michigan, USA], co-auteur de l’étude de M.N. Händel et coll., D.D. Alexander a écrit le 8 septembre 2015 une lettre aux membres du Working Group du CIRC, lequel devait se réunir le mois suivant, pour les avertir des possibilités de biais statistiques et des difficultés d’interprétation des études épidémiologiques qu’ils auraient à analyser. Il leur indiquait que l’ensemble des données épidémiologiques liées à la viande rouge ou à la viande transformée avec ajout de nitrite, même si les modalités de cuisson et les dérivés mutagènes étaient pris en compte, ne permettait pas de conclure à une relation de cause à effet entre viandes et cancer [Thus, the totality of the epidemiologic evidence on red meat and processed meat, including cooking methods and mutagenic by-products, are not supportive of causal relationship with cancer]. Il leur présentait les 9 principaux biais rencontrés.


https://www.beefresearch.org/CMDocs/BeefResearch/Nutrition%20IARC%20Comments/US_Dominik%20Alexander_Consumption%20and%20Cancer.pdf


3) En 2016, pour les mêmes raisons, l’article de S. Rohrmann et J. Linseisen [Université de Zurich, Suisse; Neuherberg, Allemagne] incitait aussi à faire preuve de prudence dans l’interprétation des données: «The results of meta-analyses do show some degree of heterogeneity between studies, and it has to be taken into account that individuals with low red or processed meat consumption tend to have a healthier lifestyle in general. Hence, substantial residual confounding cannot be excluded». On notera que le premier auteur travaille à Zurich dans un service d’épidémiologie et de biostatistique.


https://www.zora.uzh.ch/id/eprint/133574/1/div-class-title-processed-meat-the-real-villain-div.pdf


4) Ainsi peut-on regretter:


- qu’en 2015, après avoir justement tenu compte des biais statistiques dans l’analyse des liens éventuels entre cancer et consommation de viande rouge, la majorité des membres du Working Group du CIRC aient négligé la lettre d’avertissement préalablement reçue et omis de tenir compte des biais dans l’analyse des liens éventuels entre cancer et viande transformée avec ajout de nitrite,


- que, depuis cet avis de 2015, l’emballement politico-médiatique portant sur les viandes transformées avec ajout de nitrite n’ait jamais envisagé, même un instant, que, faute d’avoir procédé au travail statistique minimum, le CIRC ait livré à leur sujet des conclusions erronées.



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