Nitrates et algues en Bretagne. Le nœud gordien

SCM (2012) Nitrates et algues en Bretagne. Y a-t-il une relation? Rapport adressé à l’Institut Scientifique et Technique de l’Environnement (ISTE) par la Société de Calcul Mathématique. 26 pp.

(voir le document en entier ici)

Consacré, comme son nom l’indique aux liens entre les nitrates et la santé, le blog «Nitrates et Santé» se permet, quand l’occasion se présente, quelques incursions dans le domaine contigu, celui des liens entre les nitrates et l’environnement [Cf. rubriques du 15 décembre 2009, des 12 mars et 9 juillet 2010 et du 7 septembre 2011].

Titulaire d’un contrat-cadre «méthodes probabilistes pour la qualité des eaux en Europe», avec l’Agence Européenne de l’Environnement, la Société de Calcul Mathématique [SCM, 111, Faubourg Saint Honoré, 75008 Paris. Président: B. Beauzamy] a été interrogée par l’Institut Scientifique et Technique de l’Environnement [ISTE, Liffré, Ille-et-Vilaine] au sujet des «marées vertes».

La SCM se livre ainsi à une analyse scientifique d’une «doctrine communément acceptée» en France, celle qui veut qu’«un lien» existe «entre la présence de nitrates, attribuée à l’agriculture, et la progression des algues en mer, à l’embouchure des fleuves».

Elle passe «en revue les arguments scientifiques invoqués» et s’interroge «sur leur qualité et leur pertinence».

Elle regrette d’abord que les données fournies par l’IFREMER [Institut Français de Recherche pour l’Exploitation de la Mer, Issy-les-Moulineaux, Hauts-de-Seine] et par le CEVA [Centre d’Etude et de Valorisation des Algues, Pleubian, Côtes d’Armor] ne soient qu’«anciennes et fragmentaires».

• Après étude du dossier, la conclusion à laquelle aboutit la SCM est sans ambages:

«Tous les articles qui affirment un tel lien (le lien entre les nitrates et les algues en Bretagne) reposent sur des modèles mathématiques non validés et fabriqués pour la circonstance […].

«Certaines études pensent pouvoir définir clairement les conditions de prolifération des ulves (pente suffisamment douce, éclairage suffisant). Mais les organismes correspondants se gardent bien de faire des cartes comparatives, où l’on verrait si les endroits où ces conditions sont réunies sont aussi celles où les ulves prolifèrent

«Une validation de ces conditions est possible et elle n’est pas faite alors qu’on aurait les moyens de le faire

«Ceci suffit, à soi seul, à annihiler les arguments de tous ces organismes: vous prétendez avoir une compréhension du mécanisme de prolifération? Faites-nous des cartes, représentant les régions que vous croyez favorables et comparons-les aux cartes de prolifération. Revenez nous voir quand ce sera fait. Nous ne voulons plus de publications, nous ne voulons plus de modèles mathématiques, nous voulons des faits, des mesures, des données.» […]

«L’agriculture n’a pas à démontrer son innocence dans l’apparition des ulves. Puisque l’on croit connaître les conditions d’apparition de ces algues, puisque des moyens scientifiques existent pour déterminer les endroits où leur prolifération est attendue, que l’on fasse les mesures appropriées, que l’on trace les cartes correspondantes, et que l’on étudie les variations sur plusieurs années: rien de tout cela n’existe actuellement

• Dans l’annexe I de son rapport, la Société de Calcul Mathématique [SCM] continue par une «analyse critique des modèles et de quelques articles.»

Elle analyse, par exemple, l’article suivant:

«Ménesguen, A.*, Cugier, Ph.* and Leblond I. (2006) A new numerical technique for tracking chemical species in a multisource, coastal ecosystem applied to nitrogen causing Ulva blooms in the Bay of Brest (France). Limnology and Oceanography 51 (1, part 2) 591-601».

*Les deux premiers auteurs de l’article travaillent à l’IFREMER, au Centre de Brest.

La Société de Calcul Mathématique [SCM] commente ainsi le «nouveau modèle numérique» des auteurs:

«(L’article) annonce comme une réussite: «This model was able to converge on a realistic distribution of Ulva deposits after a few months, even though it was initialized with a strongly unrealistic distribution of settled ulvae.»

Il s’agit d’un modèle numérique, reposant sur des équations différentielles, dites “shallow-water” (eau peu profonde) et incluant un très grand nombre de paramètres. Il est complètement impossible de juger de la qualité scientifique d’un tel modèle (dont les détails ne sont pas donnés) et, du reste, cette question est absolument sans intérêt ici: le modèle n’a jamais été validé.

La validation d’un modèle consiste en ceci: lui faire calculer une information, et confronter la prédiction du modèle à la réalité. Par exemple, en se basant sur les données disponibles, on pourrait demander au modèle de prédire la concentration en ulves en tel point de la baie de Brest, à telle date, et confronter cette prédiction à la réalité. Il faut évidemment que les données en sortie du modèle ne soient pas déjà présentes dans les données d’entrée.

La seule qualité que les auteurs puissent mettre en évidence pour leur modèle est celle-ci: à partir d’une situation «bizarre», en ce qui concerne la concentration en ulves, il «converge» vers une situation plausible. «Converger» veut dire que si on fait tourner le modèle suffisamment longtemps, si on le réitère un certain nombre de fois, il donne une représentation plausible.

Mais la question n’est pas du tout là. Le modèle n’a pas à converger ou non, il doit donner une description qui correspond à la réalité. Or ceci n’a jamais été testé. Un tel test consisterait en ceci: pour telle zone, le modèle annonce telle quantité d’ulves et on en a mesuré effectivement telle quantité (peu différente). Non seulement cette validation n’a jamais été faite, mais le modèle n’a en fait jamais été comparé à la réalité.

On ne peut que s’étonner du manque de sérieux de la revue qui a accepté ce travail […] Dans d’autres disciplines, une telle approche ne serait jamais acceptée pour publication. On s’étonne qu’elle puisse l’être dans le domaine de l’environnement, qui n’est pas moins digne d’intérêt que les autres».

• La Société de Calcul Mathématique [SCM] résume finalement son point de vue par cette remarque: «Le mathématicien juge la qualité des données et celle des raisonnements. Dans le cas présent, il n’y a pas de données, et encore moins de raisonnements

Commentaire du blog

Autrefois, le nœud qui attachait le joug au timon du char du roi de Phrygie Gordius était considéré comme inextricable. Ne pouvant le dénouer, Alexandre le trancha d’un coup d’épée.

Aujourd’hui, avec ses propos clairs et incisifs, la SCM tranche un nouveau nœud gordien.

Le débat des nitrates et des algues en Bretagne est relancé.

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